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L’art contemporain made in France
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Entretien avec
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Anne Martin-Fugier
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Comment fonctionne le monde de l’art contemporain français ? Dans une série d’entretiens, l’historienne Anne Martin-Fugier donne voix aux acteurs de ce monde : galeristes, collectionneurs et artistes. Elle revient ici sur l’œuvre contemporaine : création, reconnaissance, valeur, passion.
Anne Martin-Fugier est historienne, auteure de nombreux ouvrages sur la vie sociale et culturelle française au XIXe siècle, parmi lesquels La Place des bonnes (Grasset, 1979 ; Tempus, 2004), La Bourgeoise (Grasset, 1983 ; Pluriel, 2007), La Vie élégante ou la Formation du Tout-Paris, 1815-1848 (Fayard, 1990 – Prix Chateaubriand ; Tempus, 2011), Les Romantiques. Figures de l’artiste, 1820-1848 (Hachette Littératures, 1998 ; Pluriel, 2009), La Vie d’artiste au XIXe siècle (Audibert, 2007 ; Pluriel, 2008). Elle a ensuite poursuivi sa réflexion avec la publication chez Actes Sud d’une trilogie : Galeristes (2010, Babel 2014) ; Collectionneurs (2012) ; Artistes (2014). L’entretien qui suit est inspiré de ces trois ouvrages qui brossent un portrait fidèle et vivant des logiques et des passions qui animent les différents acteurs de la scène artistique contemporaine française.
La Vie des Idées : Vous êtes historienne et votre carrière universitaire vous a menée de l’histoire sociale et culturelle du XIXe siècle à l’art contemporain, avec la publication récente d’une trilogie chez Actes Sud. Vous y interrogez successivement galeristes, collectionneurs et artistes français. Comment êtes-vous passée d’un sujet d’étude à l’autre et quel point de vue souhaitez-vous donner de l’art contemporain ?
Anne Martin-Fugier : En 1975, j’ai commencé un doctorat sur les bonnes à Paris à la fin du XIXe siècle [1] et, la même année, j’ai poussé la porte de galeries d’art contemporain. Mon existence allait dès lors tourner autour de ces deux pôles : l’histoire culturelle et sociale du XIXe siècle et l’art contemporain. Dans La Vie d’artiste au XIXe siècle (2007), j’ai pour la première fois rapproché mes deux territoires, en évoquant la création du premier musée d’art contemporain (le Luxembourg, en 1818), la naissance des galeries et le début de la spéculation sur l’art contemporain. Pour ce livre, j’ai lu les mémoires des marchands de tableaux, Durand-Ruel, Vollard, Kahnweiler, Berthe Weill, et les témoignages publiés sur eux, de collectionneurs et d’amis. Et, en pensant aux historiens du futur, j’ai eu l’envie de témoigner à mon tour sur quelques galeristes parisiens que j’ai beaucoup fréquentés.
Je croyais au départ faire un pas de côté par rapport à mes recherches sur le XIXe siècle qui m’avaient conduite à étudier sur la longue durée la sociabilité mondaine ou la condition des comédiennes. Je ne prétendais pas tracer une histoire des galeries parisiennes dans le dernier tiers du XXe siècle et le début du XXIe, je voulais reconstituer des itinéraires. J’ai choisi onze galeristes que je connaissais depuis longtemps et pour lesquels j’éprouvais de la sympathie. Ils appartenaient à des générations diverses, d’Emmanuel Perrotin, né en 1968 à Lucien Durand, né en 1920 (Il n’y avait aucun trentenaire, la durée de nos relations aurait été insuffisante.)
Mais, chemin faisant, je me suis rendu compte que ces différents itinéraires donnaient un panorama intéressant sur l’évolution du monde de l’art contemporain et j’ai voulu continuer avec les collectionneurs. D’autant plus que j’éprouvais le besoin de protester contre le lieu commun qui avait cours depuis le début des années 2000 : l’art contemporain était présenté comme incarnant le triomphe de l’argent et de la spéculation. Or je ne côtoyais que des passionnés, galeristes qui avaient résisté à la crise de 1990-93, collectionneurs qui s’endettaient pour acheter des œuvres, ne les revendaient jamais et étaient plutôt gênés que le prix de ces œuvres se soit envolé. Ces gens-là étaient des aventuriers plutôt que des spéculateurs.
« À quand les artistes ? » me disait-on souvent. Je savais qu’il faudrait en arriver là puisqu’ils étaient la source de tout mais la création est chose intimidante, et je n’ai pas eu trop de deux livres pour tourner d’abord autour… Une question s’imposait par ailleurs : pourquoi les artistes français avaient-ils tant de mal à s’exporter ? Pourquoi n’avaient-ils pas une cote internationale ? Pourquoi étaient-ils si dévalorisés ? Je suis donc allée interviewer une douzaine d’artistes français de générations différentes avec le désir de trouver des explications.
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Situation de l’artiste à l’époque contemporaine
La Vie des Idées : les artistes de l’ère contemporaine ne sont plus les marginaux du XIXe siècle, même s’il reste toujours difficile de vivre de son art. Philippe Mayaux dit par exemple qu’ « aujourd’hui ce n’est pas la bohème pittoresque du XIXe siècle, c’est une bohème plus terne faite de banlieues, de pavillons, d’appartements HLM » (p. 97). Par ailleurs, Mathieu Mercier décrit les tout jeunes artistes comme de véritables gestionnaires, des entrepreneurs qui savent comment gérer leur carrière : Xavier Veilhan se décrit volontiers comme un artiste chef d’entreprise. Est-ce que cela signifie que l’artiste est devenu un travailleur ordinaire à notre époque ? Est-ce qu’il a perdu son statut si particulier dans nos sociétés ?
Anne Martin-Fugier : La « vie de bohème » est une création des années 1840, mise à la mode par les feuilletons des petits journaux, ceux de Murger en particulier. L’expression évoque une existence faite de liberté, de précarité, de misère, par opposition à une société bourgeoise où triomphait Monsieur Prudhomme, le fameux « épicier » d’Henry Monnier au grand col blanc, épouvantail des romantiques. Quand Philippe Mayaux ou d’autres artistes s’y réfèrent, c’est plutôt un clin d’œil à cette mythologie qui a imprégné si longtemps nos imaginaires malgré les protestations qui s’élevaient contre elle dès le XIXe siècle. Ainsi Zola écrivait en 1867 à propos de Manet : « La vie d’un artiste, en nos temps corrects et policés, est celle d’un bourgeois tranquille, qui peint des tableaux dans son atelier comme d’autres vendent du poivre derrière leur comptoir. »
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Cristelle Terroni, « L’art contemporain made in France. Entretien avec Anne Martin-Fugier », La Vie des idées , 17 avril 2015. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/L-art-contemporain-made-in-France.html
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